D. – Dépt 63

Ce matin, je prends ma tournée comme tant de fois, troisième jour sur cette tournée. Je connais les patients sur le bout des doigts, à ceux-ci s’ajoutent quelques prises de sang et une nouvelle prise en charge à débuter.

Ce matin-là, je me rends chez Fabien, un patient que nous soignons quotidiennement pour un changement de poche de Bricker suite à un cancer de la vessie l’ayant contraint à une cystectomie. Fabien est un gros nounours, toujours bienveillant envers nous, jamais un mot plus haut que l’autre. Fabien vit seul, dans un appartement au dernier étage d’une maison insalubre mitoyenne de centre-ville, des escaliers en colimaçon et en pierres, un voisin à l’étage inferieur sorti de prison pour raison médicale, un cancer généralisé lui promettant une fin rapide. Il s’est pris d’affection pour ce Monsieur, accroc au cannabis et à l’alcool, fréquentant des gens peu recommandables. Ils ont en commun leur solitude et leur amour de l’éthylisme.

Ce matin-là, une étudiante de troisième année m’accompagne. Nous nous approchons de cette maison, prenant notre courage à deux mains pour escalader ces trois interminables étages et parvenir au seuil de sa porte accompagnés du tournis et de l’essoufflement que nous procure ce périple.  Tout ceci en évitant canettes vides, cartons de pizzas et sacs poubelles pleins.

Ce matin-là, nous avions convenu avec Fabien que nous viendrions aux aurores pour continuer de l’éduquer sur la mise en place d’aérosol. Enrhumé depuis une bonne semaine, notre cabinet est enfin parvenu à faire intervenir son médecin traitant pour qu’il l’examine et mette en place une thérapeutique adapté. Voilà deux jours que Fabien est sous aérosol et sous antibiotiques.

Ce matin-là, j’ouvre la porte de chez Fabien, la porte n’est jamais fermée à clé. Je ne l’entends pas nous saluer.

Ce matin-là, Fabien n’a pas vu le soleil se lever. Il est inanimé sur son canapé qui faisait office de lit depuis que je le connais. Il est froid, le masque d’aérosol sur le visage, le bras droit dans le vide. Calme, apaisé. Fabien avait 51 ans.

Le jour se levant tout juste, ma tournée ne faisait que débuter, me voilà au téléphone pour conserver la dignité de cet homme. Mais dans cette situation, que faire ? Le médecin traitant est injoignable, il est 7h et nous sommes mercredi. Les pompiers refusent de se déplacer pour un corps sans vie, normal. Prévenir un proche, la famille ? Fabien ne nous a jamais parlé de l’existence de quelqu’un sur qui je pourrais compter dans cette situation.  Seule la gendarmerie me promet de venir rapidement, dans 45mn. Il m’est impossible de quitter cet appartement, tout le monde pouvant aller et venir dans ce qui doit ressembler en soirée en un lieu de rassemblement entre amis.

Les minutes furent longues, l’inconfort d’enchainer sur les autres patients de la tournée avec un énorme retard s’installe. Mes collègues en ville ont fait de leur mieux pour m’aider en plus de leurs patients. Les gendarmes ont logiquement débuté leur enquête dès lors arrivée et j’ai été questionné sur les circonstances de la découverte du corps. Et au milieu de tout ça, une étudiante de 20 ans face aux conséquences les plus dramatiques de la précarité.

Ce matin-là, il me fut très compliqué de reprendre ma tournée et de faire comme si de rien n’était auprès des patients suivants.

Alors la mort fait partie de notre métier, mais en libéral, elle est vécue avec une solitude qui caractérise notre exercice, sans aide extérieure qui pourrait pourtant être utile.

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